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D’autres preuves reliaient Alendi au Héros des Siècles. De petits détails, que seul un individu bien au fait du mythe de l’Anticipation pouvait remarquer. La marque de naissance sur son bras. La façon dont ses cheveux étaient devenus gris à vingt-cinq ans à peine. La façon dont il parlait, traitait les gens, exerçait le pouvoir.

Il semblait tout simplement correspondre.

— Dites-moi, Maîtresse, déclara OreSeur, étendu paresseusement avec la tête sur les pattes. Je côtoie les humains depuis un certain nombre d’années. Ils me semblaient avoir besoin d’un sommeil régulier. J’ai sans doute dû me tromper.

Vin était assise sur la corniche de pierre au sommet du rempart, une jambe repliée contre la poitrine, l’autre pendant par-dessus bord. Les tours du Bastion Hasting dessinaient des ombres noires dans les brumes, sur sa gauche et sur sa droite.

— Je dors, répondit-elle.

— De temps à autre, dit OreSeur avec un profond bâillement qui lui étira la langue.

Commençait-il à adopter des attitudes plus canines ?

Vin se détourna du kandra pour regarder vers l’est, par-dessus la ville endormie de Luthadel. Il y avait un feu au loin, une lumière croissante, trop étendue pour être née de la main de l’homme. L’aube arrivait. Une nuit de plus était passée, et il s’était donc écoulé une semaine depuis qu’Elend et Vin avaient rendu visite à l’armée de Straff. Zane n’était pas réapparu.

— Vous brûlez du potin, n’est-ce pas ? s’enquit OreSeur. Pour rester éveillée ?

Vin hocha la tête. Lorsqu’elle en brûlait légèrement, la fatigue la dérangeait à peine. Elle la sentait au plus profond d’elle-même en se concentrant, mais elle n’avait aucun pouvoir sur elle. Ses sens étaient affinés, son corps robuste. Même le froid nocturne ne l’ennuyait presque pas. Mais dès l’instant où elle éteindrait son potin, elle sentirait l’épuisement reprendre pleinement ses droits.

— Ça ne doit pas être très sain, Maîtresse, insista OreSeur. Vous dormez à peine trois ou quatre heures par nuit. Personne – Fils-des-brumes, homme ou kandra – ne peut survivre longtemps à ce régime.

Vin baissa les yeux. Comment pouvait-elle lui expliquer son étrange insomnie ? Elle aurait dû avoir surmonté ce problème ; elle n’avait plus à redouter la présence des autres membres de la bande. Et pourtant, quel que puisse être son degré d’épuisement, elle peinait de plus en plus à trouver le sommeil. Comment pouvait-elle dormir avec ces pulsations sourdes qui cognaient au loin ?

Elles semblaient se rapprocher, pour des raisons qu’elle ignorait. Ou simplement se renforcer ? J’entends la cadence provenant d’en haut, les vibrations issues des montagnes… Les termes du journal.

Comment pouvait-elle dormir alors que l’esprit l’observait depuis la brume, haineux et menaçant ? Alors que des armées étaient sur le point de massacrer ses amis, que le royaume d’Elend lui avait été repris, que tout ce qu’elle croyait connaître et aimer devenait obscur et confus ?

… quand je me couche enfin, le sommeil se refuse à moi. Le silence de la nuit ne fait que renforcer les pensées qui me tracassent pendant la journée…

OreSeur bâilla une nouvelle fois.

— Il ne viendra pas, Maîtresse.

Vin se tourna, sourcils froncés.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Nous sommes au dernier endroit où vous avez affronté Zane en duel, répondit OreSeur. Vous attendez sa venue.

Vin hésita.

— J’aurais bien besoin d’un duel, reconnut-elle enfin.

La lumière continuait à croître à l’est, éclairant lentement les brumes. Celles-ci persistaient toutefois, répugnant à céder face au soleil.

— Vous ne devriez pas laisser cet homme vous influencer à ce point, Maîtresse, dit OreSeur. Je ne pense pas qu’il soit ce que vous croyez.

Vin fronça les sourcils.

— C’est mon ennemi. Qu’est-ce que je devrais croire d’autre ?

— Vous ne le traitez pas comme un ennemi, Maîtresse.

— Eh bien, il n’a pas attaqué Elend, répondit Vin. Peut-être que Zane n’est pas totalement sous le contrôle de Straff.

OreSeur garda le silence, la tête sur les pattes. Puis il se détourna.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Vin.

— Rien, Maîtresse. Je vais vous croire, comme vous me l’avez demandé.

— Oh, non, répondit Vin en se retournant sur la corniche pour le regarder. Cette excuse n’est plus valable. À quoi pensiez-vous ?

OreSeur soupira.

— Je songeais, Maîtresse, que votre fixation sur Zane était déroutante.

— Fixation ? répéta Vin. Je me contente de le garder à l’œil. Je n’aime pas savoir qu’un autre Fils-des-brumes – ennemi ou pas – se promène dans ma ville. Qui sait de quoi il pourrait être capable ?

OreSeur fronça les sourcils mais ne répondit rien.

— OreSeur, insista Vin, si vous avez quelque chose à dire, parlez !

— Toutes mes excuses, Maîtresse, dit-il. Je n’ai pas l’habitude de bavarder avec mes maîtres – surtout avec une telle franchise.

— Ne vous en faites pas. Dites-moi ce que vous pensez.

— Eh bien, Maîtresse, répondit-il en levant la tête de ses pattes, je n’apprécie pas ce Zane.

— Qu’est-ce que vous savez de lui ?

— Rien de plus que vous, admit OreSeur. Cela dit, la plupart des kandra sont extrêmement psychologues. Quand on pratique l’imitation depuis aussi longtemps que moi, on apprend à lire dans le cœur des hommes. Je n’aime pas ce que j’ai vu chez Zane. Il paraît trop satisfait de lui-même. Sa manière de se lier d’amitié avec vous m’a semblé trop réfléchie. Il me met mal à l’aise.

Vin était assise sur la corniche, jambes écartées, les mains placées devant elle, la paume vers le bas, reposant sur la pierre fraîche. Il a peut-être raison.

Mais OreSeur n’avait pas volé avec Zane, ne s’était pas battu en duel avec lui parmi les brumes. OreSeur n’y pouvait rien, mais il ressemblait à Elend : ce n’était pas un allomancien. Aucun d’entre eux ne pouvait comprendre ce qu’on ressentait quand on s’élevait dans les airs, propulsé par l’acier, quand on attisait son étain pour se sentir submergé par une vague de sensations lorsque les cinq sens se trouvaient soudain affinés. Ils ne pouvaient pas le savoir. Ni le comprendre.

Vin s’étendit. Puis elle regarda le chien-loup à la lueur naissante. Elle avait eu envie de lui dire quelque chose, et le moment paraissait bien choisi.

— OreSeur, vous pouvez changer de corps si vous le souhaitez.

Le chien-loup haussa un sourcil.

— Nous avons ces os trouvés dans le palais, poursuivit-elle. Vous pouvez vous en servir, si vous êtes lassé d’être un chien.

— Je ne pourrais pas les utiliser, dit-il. Je n’ai pas digéré leur corps – je ne pourrais pas connaître la bonne disposition des muscles et des organes pour donner à cette personne l’aspect adéquat.

— Eh bien, dans ce cas, répondit Vin, on pourrait vous trouver un criminel.

— Je croyais que vous aimiez me voir avec ces os.

— C’est vrai. Mais je ne veux pas que vous restiez dans un corps qui vous rende malheureux.

OreSeur ricana.

— Mon bonheur n’entre pas en ligne de compte.

— Pour moi, si, dit Vin. On pourrait…

— Maîtresse, la coupa OreSeur.

— Oui ?

— Je vais garder ces os. Je m’y suis habitué. C’est extrêmement frustrant de changer trop souvent de forme.

Vin hésita.

— D’accord, dit-elle enfin.

OreSeur hocha la tête.

— Toutefois, reprit-il, à propos de corps, Maîtresse, avons-nous l’intention de rentrer un jour au palais ? Aucun d’entre nous n’a la constitution d’un Fils-des-brumes – certains ont parfois besoin de sommeil et de nourriture.

Il se plaint nettement plus à présent, songea Vin. Cependant, cette attitude lui paraissait bon signe ; elle signifiait qu’OreSeur devenait plus à l’aise avec elle. Assez pour la reprendre quand il estimait qu’elle racontait des bêtises.

Pourquoi est-ce que je me soucie de Zane ? se demanda-t-elle en se levant pour tourner le regard vers le nord. La brume était toujours d’une densité modérée et elle distinguait à peine l’armée de Straff qui détenait toujours le canal nord, maintenant le siège. Elle évoquait une araignée guettant le moment adéquat pour bondir.

Elend, se dit-elle. Je devrais me concentrer davantage sur Elend. Toutes ses propositions destinées à rejeter la décision de l’Assemblée ou à l’obliger à revoter avaient échoué. Et lui, avec la loyauté obstinée qu’elle lui avait toujours connue, continuait à accepter ses échecs. Il restait persuadé d’avoir une chance de convaincre l’Assemblée de le choisir comme roi – ou du moins, de ne nommer personne d’autre à sa place.

Il préparait donc des discours et planifiait avec Brise et Dockson. Ce qui lui laissait peu de temps à consacrer à Vin, à juste titre. La dernière chose dont il ait besoin, c’était d’être distrait par elle. C’était un domaine dans lequel elle ne pouvait pas l’aider – quelque chose qu’elle ne pouvait ni battre ni chasser en l’effrayant.

Il vit dans un monde de papiers, de livres, de lois et de philosophies, songea-t-elle. Il chevauche les mots de ses théories comme je chevauche les brumes. Je m’inquiète toujours qu’il ne puisse pas me comprendre… mais est-ce que moi, je le comprends vraiment ?

OreSeur se leva, s’étira et plaça ses pattes avant sur le bord du rempart pour se surélever et regarder au nord, comme Vin.

Elle secoua la tête.

— Parfois, j’aimerais bien qu’Elend ne soit pas aussi… eh bien, aussi noble. La ville n’a pas besoin de cette confusion en ce moment.

— Il a fait ce qu’il fallait, Maîtresse.

— Vous croyez ?

— Bien sûr, répondit OreSeur. Il a conclu un accord. Il est de son devoir de le respecter quoi qu’il advienne. Il doit servir son maître – dans ce cas précis, la ville – même si ce maître le force à faire quelque chose d’extrêmement déplaisant.

— C’est une manière très kandra de voir les choses, dit-elle.

OreSeur la regarda en haussant un sourcil canin, comme pour lui demander Vous vous attendiez à quoi ? Elle sourit ; elle devait retenir un gloussement chaque fois qu’elle voyait cette expression sur son visage de chien.

— Venez, dit-elle. On rentre au palais.

— Parfait, répondit-il en se laissant tomber à quatre pattes. La viande que j’ai mise de côté devrait être à point.

— Sauf si les domestiques l’ont encore trouvée, fit remarquer Vin avec un sourire.

L’expression d’OreSeur s’assombrit.

— Je croyais que vous alliez les prévenir.

— Qu’est-ce que je leur dirais ? demanda Vin, amusée. « S’il vous plaît, ne jetez pas cette viande rance – mon chien aime la manger » ?

— Pourquoi pas ? Quand j’imite un humain, je n’ai presque jamais l’occasion de prendre un bon repas, mais les chiens mangent parfois de la viande vieillie, n’est-ce pas ?

— Franchement, je n’en sais rien.

— La viande vieillie est délicieuse.

— « Pourrie », vous voulez dire.

— Vieillie, insista OreSeur tandis qu’elle le soulevait et se préparait à le porter jusqu’en bas du mur.

Le sommet du Bastion Hasting s’élevait à une bonne trentaine de mètres – bien trop haut pour qu’OreSeur puisse sauter, et le seul moyen de descendre consistait à passer par l’intérieur du bastion abandonné. Mieux valait le porter.

— La viande vieillie est comme le vin ou le fromage vieillis, poursuivit OreSeur. Elle a meilleur goût quand elle date de quelques semaines.

Ça doit être un effet secondaire de leur lien de parenté avec les charognards, se dit Vin. Elle bondit sur la corniche et laissa tomber quelques pièces. Toutefois, alors qu’elle se préparait à sauter – avec la masse volumineuse d’OreSeur dans les bras –, elle hésita. Elle se retourna une dernière fois pour étudier l’armée de Straff. Elle était pleinement visible à présent ; le soleil s’était levé complètement au-dessus de l’horizon. Pourtant, quelques volutes de brume tenaces tremblotaient dans les airs, comme si elles cherchaient à défier le soleil, à continuer à draper la ville, à tenir à distance la lumière du jour…

Seigneur Maître ! se dit Vin, frappée d’une soudaine intuition. Elle travaillait à ce problème depuis si longtemps qu’il commençait à la frustrer. Et à présent qu’elle l’ignorait, la réponse s’imposait d’elle-même. Comme si son inconscient avait continué à le décortiquer.

— Maîtresse ? demanda OreSeur. Tout va bien ?

Vin entrouvrit la bouche et pencha la tête.

— Je crois que je viens de comprendre ce qu’était l’Insondable.